L’ouverture aux adhérents le 1er octobre dernier du Nuage – centre de bien-être et santé de 3000 m2 commandé par le Groupe Roxim à Philippe Starck – a finalement bien eu lieu malgré les récents caprices… du ciel ! En effet, deux jours auparavant c’est un vrai déluge qui s’est abattu sur Montpellier et la bulle capitonnée imaginée par l’ex-enfant terrible du design français a bien failli se muer en bouée ou flotteur dans le quartier de Port Marianne inondé. Doit-on dès lors y voir une arche de Noé… gonflable ?
Une semaine plus tôt, son concepteur accordait un entretien matinal à Archicréé pour évoquer sa nouvelle réalisation architecturale au regard de sa réflexion et son parcours professionnels. Dopé par le petit déjeuner bio préparé par sa femme qui sembla servir de sablier à notre rencontre, l’interview programmée se mua en une sorte de prêche – non sans conviction ni provocations – sur sa foi en la création et… sa mission de designer !

Cette nouvelle expérience architecturale a trait au corps et au bien-être qui sont au cœur de votre travail depuis bien longtemps déjà…
Philippe Starck. J’ai passé toute ma vie à essayer de rendre service avec ce que je savais faire, avec mes petites intuitions, mes petites obsessions. Mais il faut quand même y voir là l’idée quasi mystique – issue il est vrai d’une éducation religieuse assez lourde – que quand on naît on signe un contrat avec sa communauté. Un des éléments importants de celui-ci – il faut bien mériter d’être là – et une des façons de l’honorer nous impose de servir notre communauté ! Donc c’est ce que j’ai fait et continue à faire avec plus ou moins de talent, de travail, beaucoup de naïveté, d’énergie et de créativité, avec des visions les plus avancées et élevées possibles, quand c’était possible, avec vigueur, rigueur et une certaine éthique. J’ai ainsi essayé toute ma vie de me rapprocher de l’humain en lui étant de moins en moins extérieur. C’est pour cela que j’ai même eu des aventures « bio » de vêtements – y compris pour des bébés –, de nourriture, de restaurant végétarien où j’ai beaucoup innové ; le catalogue Good Goods est à lui seul une somme d’innovations. Se rapprocher du corps, rentrer humblement dans le corps m’intéresse. La santé m’a toujours importé pour une raison mécanique assez simple : avoir un corps en bonne santé c’est évidemment bien pour le corps mais pour moi il doit l’être avant tout parce qu’il est le support du cerveau et que ce dernier doit être bien portant pour produire de belles idées généreuses. Quelqu’un de malade ne peut pas faire : étant en survie, il lui est hélas presque impossible de se mettre au service de l’autre. Il est de notre devoir d’être en bonne santé.
Revenons au Nuage…
Quand la famille Pigeon de Montpellier m’a demandé de venir y faire un centre de santé avec gym, crèche, ostéo, médecin, piscine et plein d’autres choses comme cela, j’ai accepté car cela correspondait assez bien à ma philosophie générale. Puis, on se demande ce qu’on va faire ? Ma posture naturelle est d’aller au centre des choses ; je ne suis pas un homme de l’autour, j’essaie d’être essentiellement un homme de l’essentiel malgré des apparences parfois fantaisistes. Alors qu’y a-t-il au centre d’un centre de santé ? Et bien il y a la vie ! On parle d’y améliorer la vie, de la prolonger, de la sauver. Cela devient dès lors un peu plus passionnant que le jogging du matin. Parler de la vie, c’est la protéger. Et un de mes grands axiomes – sans être prétentieux – c’est de dire que plus il y a de matière, moins il y a de vie, d’humain, d’humanité !
On a donc essayé d’avoir un lieu propice à la vie qu’on a entouré du moins possible. J’ai donc construit une étagère la plus simple, la plus standard, sur laquelle j’ai déversé – plus exactement, j’ai laissé déverser – un chaos fait de petites boîtes imaginées par chacun en fonction de ses envies et besoins. L’ostéo l’a faite en plastique… mauve – parce qu’il aime cette couleur –, le monsieur de la balnéo l’a voulue en carrelage pour l’entretien et jaune parce que ça lui plaît, le médecin l’a faite en agglo car adepte du bois. Ainsi a-t-on organisé le tout comme un village à la va comme je te pousse ! C’est à dire en contrôlant à peine ce qui s’y passe, refusant de porter tout jugement sur les raisons ayant motivé les choix des uns et des autres, à commencer par l’esthétique. Finalement c’est plutôt une sorte de favela verticale, un village de santé vertical très flexible, très ouvert, d’autant que personne ne savait précisément comment allait vraiment fonctionner ce bidule. C’était vraiment appelé à n’être qu’une cloison, une cabane qu’une après-midi doit suffire à changer ! De toute façon, la vie exige la flexibilité, la souplesse et la fertilité inhérente à cette dernière.
J’ai donc fait mon village vertical au minimum. Et la seule façon qu’il y ait le moins possible, c’est une feuille d’éthylène d’un dixième de mm d’épaisseur (je crois) tendue par ce qui fait le souffle même de la vie : le vent, l’air. On a ainsi fait un immeuble gonflable ! Je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup dans le monde, en tout cas peu en Europe et encore moins en France. Le Nuage doit faire partie des précurseurs en la matière ! Cela a d’ailleurs été extraordinairement compliqué à mettre en œuvre parce que cela tient encore du prototype avec nombre de gens qui disent qu’ils savent le faire alors qu’ils ne le savent pas. Je crois que l’on a du changer quatre fois d’entreprises. J’avais ce que je voulais, à savoir mon village fertile où les gens font ce qu’ils veulent, reçoivent la lumière de l’extérieur et les vibrations de la ville. Il est totalement transparent ou plutôt translucide, à cause de choses thermiques. Les automobilistes passant devant sur ce grand axe verront les gens s’agiter, avec des couleurs, des projections, des personnes qui nagent, qui courent, qui bougent. C’est donc assez prosélyte et va dans le sens d’encourager les passants à venir dans cet endroit pour conserver et améliorer leur santé. Le succès est très clair : avant même d’ouvrir, le break financier à 1000 adhérents était déjà largement dépassé dès la première semaine des inscriptions – plus près des 2000 je crois. Le côté « appelant », « teasant » de l’objet intrigant a très bien marché !
En fait, c’est une étagère avec plein de boîtes mise sous cello-derme, sous film rétractable, sous blister quoi ! Mais il y a vraiment très peu de matière ! C’est l’idée même, l’échine de la chose.

Et l’architecture dans tout cela ?
Justement, il y a un autre aspect qui m’intéresse presque autant, c’est que l’architecture ne doit plus être une architecture issue de la culture, de l’art ou encore de l’esthétique. L’urgence pour moi, c’est qu’elle résulte du social et de l’économie. Je l’ai déjà approchée à l’Alhondiga, livré en 2009 à Bilbao. Ce bâtiment, quand on me l’a proposé, je me suis dit – comme pour le nuage – qu’il ne fallait pas que ce soit l’œuvre de quelqu’un mais la propriété des citoyens de la ville. Dans l’état actuel de la Terre à tous égards, il faut revenir à la notion écologique de l’Economie, de son élégance, de sa philosophie. J’ai décidé que mon seul travail serait celui du respect religieux de cette philosophie économique et constructive. Un minimum optimisé de boulons, aucune matière de recouvrement, aucune peinture décorative. Les matériaux ont été choisis intelligemment pour des raisons techniques : la brique parce que c’est plus léger donc moins de structure. Des fenêtres en arcs métalliques parce qu’une lame de métal c’est plus simple à monter et ainsi de suite. L’Alhondiga a connu un succès populaire ; la ville et sa population se l’ont appropriée immédiatement : les gosse dans tous les coins, les gens ravis. Le maire m’a dit « Philippe c’est incroyable dans un climat politique local pourtant très tendu, même l’opposition n’a rien pu dire parce qu’on a été en-dessous du budget – une première ! ». C’est la réussite d’une certaine vision, d’une lucidité sur notre état réel. Quand on arrive de l’aéroport, on passe devant le Guggenheim – formidable, Frank Gehry à son mieux – et à moins d’un kilomètre on découvre l’Alhondiga : ce n’est pas un voyage de 800 m que l’on vient de faire mais un saut de 30 ans ! A mes yeux, c’est un raccourci de l’histoire de l’architecture de ces 20 dernières années : on voit le bâtiment de Gehry tout en titane qui est super mais aussi sur-coûteux, qui appartient à une époque où l’on mettait l’argent dans le ventilateur (pour reprendre l’expression américaine) alors que pour moi l’Alhondiga est un bâtiment en totale cohérence avec nos possibilités actuelles d’économie énergétiques. Tout comme le Nuage c’était une proposition viable pour l’ère post Dubaï !

Le Nuage a donc été régi par ces strictes lois où je n’ai même pas choisi les poignées de portes ni même une couleur. Le seul style, la seule mode acceptable c’est la liberté de choix et la reconnaissance des différences de l’autre. En fait, je me mets de moins en moins, voire plus du tout, en arbitre du goût.
On y a donc suivi cette double philosophie sur la vie et sur l’Economie ! Alors cela s’est révélé un peu plus compliqué car moins économique que prévu, que rêvé, du fait de tous ces claquages d’entreprises du gonflable (on est passé du Vénitien à l’Espagnol puis à un Allemand pour finir avec un autre Espagnol) qui nous ont fait perdre du temps et de l’argent.
Les gens ont l’air très contents du Nuage. J’ai demandé à son voisin, Franck Argentin, quelles en étaient les réactions. « Nous sommes personnellement hyper contents car on se sentaient encore un peu seul ici et puis c’est une très jolie balance avec notre bâtiment très matériel de Jean Nouvel et le Nuage totalement immatériel ! (L’immatérialité est quand même ma grande obsession, ma grande ligne.) Les gens sinon étaient très inquiets jusqu’à ce qu’on gonfle la peau au dernier moment et là cela a déclenché l’enthousiasme. »

Vous semblez vous être juste contenté de donner une impulsion très forte au démarrage ?
Non, non pas du tout, nous avons tout, tout dessiné. Stefano Robotti – mon chef de projet architecte – a offert au propriétaire le recueil contenant l’ensemble des plans et croquis du projet soit plus de 1200 pages ! Tout a été dessiné, presque tout anticipé – malgré les aventures en cours de projet et les arbitrages budgétaires. C’est un bâtiment très tenu par les sous, plus coûteux que ce que ma philosophie d’économie m’incitait à faire.
J’aurais aimé mettre au point un système de cloisons plus mécaniquement élégant qu’on a du simplifier. J’aurais voulu être dans un high-tech économique et on est tombé dans un low-tech sur-économique. Il y a eu aussi de gros enjeux avec le feu, les fumées, les isolations… ce qui alourdit beaucoup de choses ! Le Nuage c’est malgré tout un bâtiment gonflable qui aujourd’hui est encore une aventure, je le répète !
Avez-vous l’impression que n’étant pas architecte et faisant plutôt du design global vous avez pu ainsi vous libérer d’un certain nombre d’idées reçues, préconçues ?
C’est clair ! Moi, plus par réalité, que par volonté, et par nature, je n’ai jamais fait partie de rien ; je suis structurellement un solitaire et un outsider. M’ennuyant assez vite, seules l’aventure et la découverte m’intéressent ; je suis un explorateur qui – moitié par hasard, moitié par tradition familiale – s’est retrouvé à dessiner des projets. Mon
père fabriquait des avions, je fais la même chose mais en moins bien ! Pour moi que ce soit un avion, une brosse à dent, une chaise, un immeuble ou une ville, de la nourriture, c’est strictement la même chose ! J’ai un respect total, global pour tout. J’aurais même tendance à dire de façon plus provocante qu’il est beaucoup plus difficile de réussir une chaise – ou certains produits industriels – que de dessiner un immeuble ! Dans la conception et la construction d’un bâtiment, il y a plein de choses que l’on peut récupérer ou bien camoufler alors que pour une chaise monolithique en polyéthylène injecté il y un moule pour lequel on investi trois millions d’euros : si on se trompe d’1 mm cela se voit ! Je n’ai donc aucune ambition d’architecture, j’aurais pu en faire bien plus … Mon souhait en la matière que je réaliserai peut-être un jour serait de réussir vraiment à industrialiser l’habitat, pour y avoir la qualité de l’automobile au prix de l’industrie. Mon seul maitre en architecture demeure Jean Prouvé ! Je viens de me construire une maison préfabriquée portugaise en 45 jours pour le prix d’une voiture, en verre et en bois, formidable ! Et c’est là qu’on s’aperçoit que l’on pas besoin d’avoir beaucoup plus !
Vous savez, pour quelqu’un qui est presque au centre du système il n’y a pas plus libre que moi : je fais ce que je veux quand je veux… mais surtout je fais ce que je peux avec qui je veux ! Toutes les réussites sont les miennes, toutes les erreurs aussi !
Courtesy Roxim / Philippe Stark