Architectes, Cadena + Asociados
La reconversion d’un atelier d’artiste en restaurant – autour d’une bien étrange mais très originale collection – invite à une expérience qui ne l’est pas moins en réconciliant plaisir des sens et mythe religieux fondateur. Une parfaite mise en bouche de la cosmogonie aztèque.
Nous sommes dans l’ancien quartier colonial Lafayette de Guadalajara, mégalopole mexicaine en devenir entre la capitale et la côte Pacifique. Architecturalement marqué par l’influence européenne des années 1940 et 1950, c’est aujourd’hui un arrondissement créatif et branché avec des galeries d’art contemporain, des bars, des boutiques de mode et de design. Dans un ancien atelier d’artistes – sur une parcelle toute en longueur non loin de la Fondation Luis Barragán et de la maison d’un de ses confrère Ignacio Diaz Morales – précédemment reconverti en bar, le chef Alfonso Cadena vient d’ouvrir son nouveau restaurant. Son frère Ignacio étant architecte et designer, c’est donc en toute logique que le cuisinier branché fait appel à l’agence Cadena + Asociados pour relooker le lieu.

Bien plus qu’un ravalement de façade, le bâtiment est entièrement “dégraissé” pour mettre à nu l’ossature et en révéler les détails structurels. Il est ensuite enveloppé d’une peau extérieure en carreaux de céramique réalisés par José Noé Suro, le plus important fabricant du Mexique qui réalise des éditions limitées pour des artistes. Hiéroglyphes incas ou réminiscences de la Sécession viennoise, leur graphisme éthéré stylise en fait des points de couture et les gestes accomplis sur un métier à tisser que reprennent les tabliers du personnel signés tout comme le carrelage par le maître d’œuvre. Au vu de la décoration intérieure, ne devrait-on pas y voir la volonté inconsciente de figurer un linceul ? Eh bien non ! La réponse, plus gourmande, souligne le parallèle entre couture et cuisine mais entend aussi rappeler les savants (mé)tissages culinaires d’Alfonso, renommé pour ses mariages de saveurs et de textures.

Hueso : natures mortes et vanités
Bien plus (d)étonnant, le décor intérieur convoque davantage l’idée d’un cabinet de curiosités qu’une salle à manger. En effet, après avoir été passés à la chaux une fois dénudés, les murs – de béton et de briques aux multiples cicatrices – sont en bonne partie revêtus d’un patchwork continu de cadres et installations exposant près de 10 000 pièces. Outre des ustensiles de cuisine blanchis, on y dénombre surtout plusieurs milliers d’ossements d’animaux – de bovins, chevaux, oiseaux et poissons divers ramassées ça et là sur les plages, dans les bois ou les ranches… – à moins qu’il ne s’agisse de répliques en fonte d’aluminium comme l’os suspendu sous le porche en guise d’enseigne. Assemblés en tableaux, ces compositions évoquent – plus qu’un ossuaire – des natures mortes, des trophées de chasse, voire des vanités…

Tout l’esprit
du Mexique est là, dans cette communion quasi mystique avec l’univers, où le charnel et le spirituel ne font qu’un, et dans ce rapport à la mort. Effectivement, pour les Mexicains, la mort est le miroir de la vie, un sentiment familier qui plonge ses racines dans l’univers primordial et les civilisations précolombiennes où les sacrifices humains n’étaient pas rares. D’après les légendes, Quetzalcóatl était à la fois un sorcier, un roi et un prêtre qui gouvernait la cité toltèque de Tula au XIe siècle. Un épisode de sa geste le montre en train de recréer l’homme à partir d’ossements humains brisés sur lesquels il fit couler le sang de son sexe, donnant vie aux “serviteurs des dieux” : l’humanité actuelle. Ce récit, qui est aux descendants des aztèques et des conquistadors ce que l’épopée homérique est à la culture occidentale, explique le fait qu’un squelette soit considéré comme un symbole de vie et de renouveau. De fait, la mort habite les arts, populaires et plastiques, la littérature, la vie quotidienne. « Le Mexicain fréquente [la mort], la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements favoris, et son amour le plus fidèle, écrit Octavio Paz. [Son] indifférence […] devant la mort se nourrit de son indifférence devant la vie. »
OStensiblement conceptuel
S’attabler c’est avant tout partager. Alors la table se fait ici collective : sur mesure, elle s’étire d’un seul tenant d’un bout à l’autre du restaurant, son plateau en lamellé collé grossier absorbant même l’emmarchement intermédiaire. “Assiégée” de part et d’autre de chaises bistrot de Thonet, la tablée débute dans un vaste vestibule sous double hauteur qu’éclairent généreusement les deux rangées de fenêtres superposées – aux menuiseries métalliques d’origine – tout en connectant visuellement l’intérieur à la végétation environnante. Cette table d’hôtes s’interrompt au droit des baies coulissantes commandant le patio emmuré d’où émerge le tronc massif d’un arbre… mort !

Aussi y a-t-il moins lieu de s’étonner devant le nom du restaurant et la nature pour le moins organique du décor, entièrement badigeonné d’un blanc immaculé, comme pour faire un pied de nez à ce que nous avaient laissé croire les œuvres colorées de Luis Barragan, Diego Rivera ou Frida Kahlo : « Bon nombre d’artistes mexicains s’intéressent moins à la couleur qu’aux textures, au processus de fabrication artisanale, aux parfums qu’ils distillent » précise Alfonso Cadena. « En décorant le restaurant avec les matières premières qui sont servies à table, nous souhaitons mettre en avant une philosophie culinaire irrévérencieuse qui se moque des recettes, des règles, de l’opinion publique. En éveillant la curiosité, l’émotion, nous souhaitons offrir une expérience incomparable ».

Delphine Désveaux
Photographies : Courtesy Hueso Restaurant / Jaime Navarro
Hueso Restaurant
Efrain Gonzalez Luna 2061 – Colonia Lafayette – Guadalajara
www.huesorestaurant.com
Programme : Transformation d’un bar en restaurant de 150 couverts
Surface : 350 m²
Calendrier : janvier 2013 / juin 2014
Propriétaire, concept, direction artistique : Alfonso Cadena
Maîtrise d’œuvre : Ignacio Cadena, Javier Monteón (Cadena + Asociados)
Design mobilier, table et éclairage : Cadena Concept Design®
Carreaux de céramique : José Noé Suro
Intervention artistique : Los Originales Contratistas, Tomás Guereña & Miguel Ángel Fuentes
Signalétique : Rocío Serna
Chaises : Thonet