Cette semaine, Architectures CREE se penche sur le brutalisme, succès architectural de la décennie. Après avoir présenté les différents indices témoignant d’une véritable brutalmania, nous revenons sur la définition du brutalisme par les historiens et théoriciens de l’architecture. Est-ce un style ? Un mouvement ? Ou encore autre chose ?


Une première explication au succès du Brutalisme tient à un paradoxe : la définition très vague du terme. Bien qu’il dispose d’un suffixe en — isme qui lui donne sa place dans les classifications d’histoire de l’art, le mot Brutalisme ne désigne pas un mouvement précis. Pas de figures ou d’animateurs éditant une doctrine applicable, pas de foyer unique pour ce qui apparaît comme un mouvement global, s’étendant de part et d’autre du rideau de fer, dans les pays occidentaux aussi bien que chez leurs anciennes possessions récemment décolonisées. Pas de bornes temporelles réelles, hormis un point de départ fixé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et se prolongerait jusqu’à aujourd’hui. Certains architectes dont la production est qualifiée de Brutaliste rejettent le qualificatif avec vigueur.
Un symposium international tenu à Berlin en mai 2012 a permis d’élucider quelques points de doctrine (1). L’historiographie a longtemps attribué l’origine du terme aux architectes Peter et Alison Smithson d’abord, puis au critique Reyner Banham, dans l’Angleterre des années 50. Les premiers l’auraient utilisé pour qualifier leur école de Hunstanton, le second dans un article paru dans Architectural Review en 1955 (2) en y accolant le terme « New », puis dans un ouvrage publié en 1966 (édition française en 1970) (3), depuis longtemps épuisé. Il est aussi admis que Le Corbusier a indirectement sa part dans la formation du terme. L’architecte parla de béton brut à propos de la Cité radieuse de Marseille, en raison des imperfections constructives dont eu à souffrir la « maison du fada ». Bien que brut se traduise en anglais par raw, terme qui renvoie au cru, la racine du français à prévalu.
Cette généalogie largement admise présente peut-être une version simplifiée des faits. Lors de son intervention au symposium de Berlin, Liane Lefaivre rappelle les origines suédoises du terme Nybrutalist, forgé en1950 par Hans Asplund (3). Fils de l’architecte Eric Gunnar Asplund, il établissait à travers ce terme des passerelles entre l’architecture et l’Art Brut, une forme d’expression artistique établie en 1945 par Jean Dubuffet. Les racines sont peut-être plus anciennes : Lefaivre voit les origines du « brutalisme » de van Eyck — qui ne revendiquait pas le terme — du côté de la peinture hollandaise du 16e et 17e siècle (4). Jean-Louis Cohen retrouve les caractères du brutalisme, que nous détaillerons plus loin, dans des œuvres construites avant 1945, comme l’église de Notre-Dame du Raincy (1922-23), de Perret, ou l’église Heilig Gast de Jože Plečnik a Vienne (1913) (5).




« Brutalisme », une rime à « traumatisme »
En dépit de ces exemples brutalistes avant la lettre, la date de 1945 fait consensus pour marquer les débuts du Brutalisme. « Jusqu’à son nom, le Brutalisme est inséparable de la guerre » affirme Béatriz Colomina. Si, comme certains l’affirment, le modernisme est une réponse au traumatisme de la Première Guerre mondiale (6), sa déclinaison Brutaliste est une réaction à la Deuxième Guerre mondiale. Colomina revient sur la biographie des figures architecturales de l’après-guerre, soulignant leur participation active au conflit. Colin Rowe s’orienta vers l’histoire de l’architecture parce qu’une blessure à la colonne vertébrale qu’il s’était faite lors d’un parachutage l’empêchait de se pencher trop longtemps sur une table à dessin. James Stirling, son compagnon de régiment dans l’armée de l’air, avait pris part au débarquement et fut sérieusement blessé à Caen. Les architectes Alan Colquhun et Robert Maxwell s’étaient rencontrés dans l’armée des Indes, et Colquhun fut blessé en Birmanie. Les dommages de la guerre atteignaient autant les civils que les soldats. Et nul besoin de monter au front pour éprouver les forces destructrices de la guerre. « La maison hachée par les bombes alors que les femmes sont encore dans la salle de bain, le reste de l’habitation détruite mais les papiers peints et le feu se consumant encore dans l’âtre. Qui allumera un cierge à cette sorte de surréalisme de la vie réelle », se demandait le photographe Nigel Henderson, membre de l’indépendant Group et compagnon de route des Smithsons (7). Que ce soit au Japon ou en Angleterre, on retrouve les mêmes photomontages de projets architecturaux édifiés sur les ruines et les destructions de la guerre (8). Les 600 aires de jeux construites par van Eyck dans le quartier Jordaan à Amsterdam prennent la place de maisons détruites prises à leurs occupants juifs. Dans ce sens, l’architecture brutaliste apparaît comme un projet de reconstruction, qui, par rapport aux précédentes, affirme une dimension cathartique (9), détournant l’énergie destructive au service d’un projet d’édification pouvant contenir dans les murs la brutalité du monde._Olivier Namias



(1) Les actes viennent d’être publiés chez Park Books avec l’ouvrage SOS Brutalism. Contributions to the international symposium in Berlin 2012, Wüstenrot Foundation/Park Book, 2017
(2) Voir l’essai d’Ann Susan et Katie Chen, « the Mental Disorders that gave us Modern Architecture », commonedge.com (https://www.citylab.com/design/2018/01/the-perils-of-diagnosing-modernists/551096/) et la réponse de Darran Anderson « The perils of Diagnosing Modernists », Citylab.com https://www.citylab.com/design/2018/01/the-perils-of-diagnosing-modernists/551096/
(3) Reyner Banham, The New Brutalism, Architectural Press, 1966. ed. française le brutalisme en architecture, Dunod, 1970
(3) Liane Lefaivre, « Aldo van Eyck, the Humanist Rebellion, and the Reception of Brutalism in the Netherlands », contributions…, op. cit., p.77-84
(4) « cela remonte à la tradition hollandaise de la peinture du 16e et 17e siècle, qui célébrait les aspects grivois et sales de la vie de tous les jours, avec des peintres comme Rembrandt, Carel Fabritius, Peter de Hooch, Jan Steen », Liane Faivre, op. cit., p.80
(5) Jean-Louis Cohen, « Western Europe : Beyond Great Britain: Proto-Brutalism and the French Situation », SOS Brutalism – A Global Survey, Deutsches Architekturmuseum/Wüstenrot Foundation/Park Books, 2017.
(6) Beatriz Colomina « Brutalism and War », Contributions to the international symposium in Berlin 2012, Wüstenrot Foundation/Park Book, 2017, pp.19-29
(7) Ibid., p.19
(8) voir les photomontages des Smithson pour le projet de Golden Lane (1952) et ceux plus tardifs d’Isotazaki.
(9) C’est la thèse de certains auteurs comme Emmanuel Rubio, vers une architecture cathartique (1945-2001), Éd. Donner Lieu, 2011
A lire dès demain : Instagram vs Banham