Entré dans l’histoire de l’architecture avec un livre — le nouveau Brutalisme, de Banham — aujourd’hui épuisé, le nouveau nouveau Brutalisme s’expose et se découvre dans les pages imprimées. Des ouvrages qui n’ont rien d’une littérature grise, que nous présenterons dans cette page régulièrement mise à jour en fonction des parutions.
La bible du Brutalisme contemporain
SOS Brutalism, A Global Survey
Reyner Banham et les Smithsons ont beau se disputer la paternité du terme « brutalisme », leur rejeton s’est émancipé au point de demander aujourd’hui une définition plus large et plus ouverte, dans temps comme dans l’espace. Retracer les contours de l’architecture brutaliste est bien la mission de cet ouvrage, qui sert de catalogue à l’exposition du DAM. Aux trois critères définis par Banham — une lisibilité formelle du plan, une claire exposition de la structure et une mise en valeur des matériaux à partir de leurs qualités intrinsèques, tels qu’ils sont trouvés — SOS Brutalism ajoute une dimension locale, imposant le Brutalisme comme une forme de régionalisme moderniste. La caractérisation du Brutalisme comme architecture de la construction des nations élargit l’inventaire du patrimoine brutaliste, qui n’est plus limité à l’Angleterre de l’après-guerre, mais s’étend désormais à l’ensemble du monde. Ce faisant, l’ouvrage impose une nouvelle lecture de l’histoire de l’architecture, plus transversale, mettant en lumière des bâtiments et des figures encore méconnues : Vann Molyvann au Cambodge, Igor Vasilevskii en Ukraine, Cezar Lazarescu au Soudan. Grande est la tentation de pointer les manques, et les architectes de l’Hexagone pourront se sentir frustrés du peu d’œuvres brutalistes en territoire français. Pourquoi n’avoir pas fait figurer l’auditorium Maurice Ravel de Lyon (Delfante et Pottier architectes), ou Le Brasilia à Marseille (Fernand Boukobza arch.), le musée de Nemours de Roland Simounet ? Les architectes italiens pourraient aussi se plaindre de manques, nombreux, touchant la botte. Toutefois, l’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité, d’une part car il couvre une aire géographique trop vaste pour cela, et traite d’un objet dont la redécouverte est en cour. Un site internet prolonge sur la toile l’inventaire de ce brutalisme 2.0.
En complément au catalogue, organisé en zones géographiques décryptées par des experts, SOS Brutalism est vendu avec les actes d’un symposium international réuni à Berlin en 2012. Les six années qui séparent l’évènement de sa publication pourraient laisser craindre une péremption d’une partie des textes, que les avancées du débat historiographique auraient rendus obsolètes. La variété des contributions et des auteurs offre matière à réflexion, du débat sémantique autour du terme à la résurgence d’épisodes historiques oubliés, comme la construction de mairies au Japon ou la construction de l’ambassade de Tchécoslovaquie à Berlin-Est. Un système de pastille indiquant l’état du bâtiment — protégé, occupé, menacé ou détruit — rappelle la vulnérabilité de ce patrimoine, fragile en dépit de sa force brute_ON
SOS Brutalism — A Global Survey Catalogue de l’exposition éponyme du Deutsches Architekturmuseum Dir. Oliver Elser, Philip Kurz, Peter Cachola Schmal Ed. Deutsches Architekturmuseum/Wüstenrot Foundation/Park Books 716 pages, 686 illustrations couleurs et 411 noir & blanc 22.5 x 27.5 cm ISBN 978-3-03860-075-6 (ed. anglaise) ISBN 978-3-03860-074-9 (ed. allemande)
Une Ode lyrique au béton
Simon Phipps : Finding Brutalism
A Photographic Survey of Post-War British Architecture
Fils d’architectes, élevé dans la ville nouvelle de Milton Keynes, Simon Phipps pouvait difficilement échapper au Brutalisme. Inscrit au Royal College of Art en section sculpture, produisant des œuvres conjuguant l’influence de la sculpture anglaise à la Tony Cragg aux volumes inspirés des ensembles de logements et autres bâtiments de la reconstruction britannique post deuxième guerre mondiale. Il s’est finalement dirigé vers la photographie, aux services des architectes puis en tant qu’auteur à part entière, centrant son travail sur l’architecture brutaliste. Les images en noir et blanc, fortes et denses, évoquent les reportages d’un Chris Killip, les gens en moins. C’est radicalement que Phipps photographie l’architecture britannique de l’après-guerre, ne cherchant pas a minorer les masses des bâtiments, n’évitant pas les confrontations ni les détails qui exaltent la matérialité du béton, présent au mur, au sol sur les planchers, ou celle de la brique.
Phipps réalise ses images en tournant autour des bâtiments, jusqu’à trouver l’angle qui lui convient. En préalable, des recherches en archives lui ont permis de mieux comprendre l’objet de travail, et de rencontrer, par le biais archivistique, ses prédécesseurs. Roger Mayne, John Maltby, Tony Ray Jones, qui ont photographié ces ensembles au moment heureux de leur livraison. Quelques images reproduites dans le livre restituent cette ambiance heureuse, cette époque où, comme on le dirait pour la France, les HLM étaient blanches, et peuplées d’enfants. Phipps ne s’est pas interdit d’effectuer quelques similis reconductions, prises de vue depuis un point de vue quasi identique qui permettent de mesurer le passage du temps. Une vue d’Alton West montre un site pratiquement inchangé, à 55 ans d’intervalle.
Ces reconductions sont rares, car la démarche de Phipps n’est pas documentaire. En soulignant les textures, en accentuant la matérialité des surfaces grâce aux outils de la photographie, Phipps se place dans la lignée des photographes d’architectures comme Lucien Hervé, développant un langage propre à partir d’un corpus existant. Si Phipps rend justice à l’époque et aux utopies sociales qui firent germer ces ensembles, c’est en exaltant leur force et leur bruit granulométrique, vecteur d’un sentiment d’étrangeté qui font que ces œuvres oubliées nous interpellent de nouveau, d’autant qu’une impression de qualité leur redonne une troublante profondeur._ON
Simon Phipps : Finding Brutalism — A Photographic Survey of Post-War British Architecture par Hilar Stadler, Andreas Hertach (dir.) Ed. Museum im Bellpark/Park Books, 2017 258 pages, 10 illustrations couleur, 192 duotone, et 28 en noir & blanc 20 x 25.5 cm ISBN 978-3-03860-063-3 (ed. anglaise) ISBN 978-3-03860-064-0 (ed. allemande)
Une hypergéométrie pour l’architecture moderne
Space Packed : The architecture of Alfred Neumann
« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » la maxime attribuée à Platon aurait pu être inscrite à l’entrée de l’agence d’Alfred Neumann (1900-1968), figure méconnue de l’architecture moderne à qui cette monographie rend justice. Le parcours de cet architecte né avec le 20e siècle dans une famille juive à Vienne suit les soubresauts de l’histoire européenne. Neumann grandit dans une famille de fabricant de meubles. Après des études d’architecture dans un établissement allemand (la Deutsche Baugewerbschule) à Brno, ville tchèque alors intégrée à l’Empire austro-hongrois puis à la nouvelle Tchécoslovaquie, Neumann retourna à Vienne pour suivre l’enseignement de Peter Behrens. L’architecte de l’AEG considérait Neumann comme l’un de ses éléments les plus brillants. A l’époque, la mobilité ne s’embarrassait pas de programmes Erasmus. De 1925 à 1938, il va se déplacer constamment à travers l’Europe. D’abord Paris, où il rejoint l’atelier d’Auguste Perret après un détour chez Charles Siclis, avant son départ pour Berlin pour travailler chez Behrens, puis divers aller-retour entre Brno et Paris, ou il officiera chez différents architectes : Jacques Guiauchain et Pierre Forestier, qu’il assistera sur le projet de Palais de l’agriculture d’Alger, Perret de nouveau et Jean Ginsberg. À partir de 1938, il vit caché à Brno et à Prague, où il est arrêté au printemps 1945 et déporté à Thieresienstadt. Voilà pour la part de traumatisme qu’on prête à nombre d’architectes brutalistes. En 1949, suite au coup d’état communiste, il quitte la Tchécoslovaquie pour Israël.
Behrens et Perret : Neumann partage ce patronage avec Le Corbusier, qu’il rencontrera en tant que correspondant des CIAM. Comme Corbu, Neumann va développer dans les années 50 un système de régulation géométrique des proportions dans l’architecture, baptisé EM_PHI car basé sur le système métrique et la valeur du nombre d’or φ.
C’est par l’enseignement qu’il accède à ses premières commandes d’importance en Israël. Zvi Hecker et Eldar Sharon, ses étudiants, l’associent au projet d’Hotel de Ville et centre civique qu’ils viennent de remporter à Bat Yam, dans la banlieue de Tel-Aviv. Neumann enrichira le projet en appliquant à la pyramide inversée dessinée par Hecker et Sharon son système géométrique. Il proposera l’inscription du bâtiment dans un espace public monumental qui ne sera jamais réalisé. Neumann mettra par la suite ses géométries au service des programmes les plus divers, le projet le plus insolite restant celui du club Méditerranée d’Achziv, où, toujours avec Sharon et Hecker, il développera un modèle de huttes aux faces hexagonales mobiles. Neumann tentera lors de nombreux concours de mettre en œuvre son système géométrique, mais construira peu. Les laboratoires du département d’ingénierie mécanique du Technion Institute of Technology à Haifa (1966), la synagogue de Mitzpeh Ramon (1969) et l’immeuble Dubiner de Ramat Gan(1964), constituent la partie la plus marquante de son œuvre (1). _ON
(1) Projets réalisés en collaboration avec Zvi Hecker et parfois Eldar Sharon
Space Packed -The Architecture of Alfred Neumann par Rafi Segal Ed. Park Books, 2017 376 pages, 49 illustrations couleur et 373 noir & blanc 18.5 x 24.5 cm ISBN 978-3-03860-055-8