Entretien avec Peter Zellner : Free School pour un New Deal

Peter Zellner, architecte, nous livre sa vision du système éducatif et professionnel de l’architecture aux États-Unis et nous présente son projet d’École libre d’architecture, proposition alternative pour casser les modèles sclérosants en place et mettre en œuvre un écosystème vertueux et social.   

Interview parue dans CREE 380, p 30 à 38, en vente ici

 

CREE Peux-tu me parler de l’École libre d’architecture que tu es en train de monter ? Comment en as-tu eu l’idée ? Pourquoi mener ce projet et en quoi consiste-t-il ? 

Peter Zellner La raison première est économique. En Amérique du Nord, du moins, les études sont devenues très chères. Certains de mes étudiants sont en train de préparer un cursus initial de 5 ans, puis vont suivre un master de 2 ans. Nombre d’entre eux font un emprunt pour financer leurs études. En moyenne, tout frais compris, si l’on compte le logement, les livres, l’ordinateur, etc., environ 220 000 à 250 000 US $ vont être nécessaires pour les cinq ans d’études. Si l’on ajoute les deux ans de master, il faut compter environ 300 à 350 000 US $ supplémentaires. Pour financer cela, certains parents vont prêter de l’argent, les étudiants vont travailler et la plupart d’entre eux auront une dette de 200 000 US $ à la fin de leurs 7 ans d’études. Donc, la suite logique est de trouver un travail avec un bon salaire. Ils ne peuvent pas commencer en se mettant à leur compte, ni travailler dans une petite agence. Ils n’iront pas dans une structure à but non lucratif, ni dans une agence municipale car ce n’est pas très bien payé non plus. Leur choix va se porter en fin de compte sur 4 ou 5 très grandes agences, à L.A. du moins. Avec un peu de chance, ils vont gagner 70 à 75 000 US $ par an et compte tenu du contexte économique de Los Angeles ou même de New York ou San Francisco, une fois le loyer payé et les dépenses courantes effectuées, il leur restera environ 37 000 US $ par an. Il leur faudra donc dix à douze ans pour rembourser leur prêt, en partant du principe qu’ils y consacrent toutes leurs économies.

Unconvention Center, Los Angeles Etudiant : Nicola Montuschi

CREE Ce coût élevé des études pèse sur la vie professionnelle. Pourrais-tu décrire ce mécanisme qui fait des étudiants endettés des architectes un peu téméraires ? 

PZ Le résultat net de cette situation, c’est que de jeunes gens commencent des études d’architecture avec l’envie de faire les choses différemment, peut-être, ou de devenir critiques ou artistes ou d’agir dans le champ social. Cependant, la réalité c’est que vingt ans plus tard ils se retrouvent enfermés dans un environnement de travail certes rémunérateur, mais potentiellement inintéressant. Ce qui est terrible avec cette situation c’est que, en tout cas à Los Angeles, de moins en moins de jeunes diplômés s’installent à leur compte car le système économique ne le permet tout simplement pas. D’un autre côté, les jeunes diplômés qui ne vont pas vers la pratique doivent intégrer l’université. Et c’est le même problème : une fois en poste, il faut une dizaine d’années pour rembourser leur prêt et ils ne deviendront sans doute jamais praticien car ils vont devoir enseigner dix à douze ans et faire des tâches administratives. Donc, dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’environnement des agences corporate ou de celui des universités, à cause de ces dettes, la possibilité pour un jeune diplômé de choisir entre différentes approches de travail, créatives, sociales ou associatives à but non lucratif, se réduit de plus en plus. C’était vraiment le point de départ de ma réflexion. Réduire, voire supprimer, le coût de formation d’un architecte dès le début du parcours des étudiants et trouver une façon d’assurer cette formation gratuitement, afin qu’une fois diplômé, il ait plus de choix. Ceci étant dit, quelqu’un doit payer pour cela, n’est-ce pas ? C’est donc ce point qui sera le plus grand défi pour l’école.

 

CREE L’école gratuite pourrait casser ce cycle ? 

PZ Avec une école gratuite, le problème initial de ce que les gens étudient, pourquoi ils l’étudient et comment ils entendent entrer dans la profession est résolue. Le corolaire de la libération des étudiants de ce poids économique est que les enseignants aussi devraient être libérés d’une certaine pression qui est associée à la nécessité d’enseigner pour gagner sa vie. En effet, ce que j’observe en parallèle à l’université c’est que les enseignants passent de plus en plus de temps à des tâches administratives au détriment de l’enseignement. En outre, du fait de la pression qui pèse sur les écoles, les enseignants doivent enseigner ce qui est attendu. En Amérique du Nord, le cursus est devenu plus étroit, moins créatif et moins ambitieux. De plus, les écoles ont décidé de tout miser sur l’obtention de la licence d’exercice de leurs étudiants. Finalement, elles forment des travailleurs qui vont par la suite être employés dans de grandes agences pour produire une architecture commerciale.

 

CREE Ce qui conduit, selon toi, à une situation dont le marché s’accomode… 

PZ Ce que le marché veut de façon croissante c’est une sorte d’architecte standardisé. Et je pense que ce à quoi les écoles ont malheureusement contribué, volontairement ou non, c’est la surproduction d’étudiants identiques. Tout cela a complètement réduit le champ de la créativité dans un format très codifié. Mon souhait serait que l’école soit libre non seulement économiquement, mais aussi intellectuellement, philosophiquement et qu’elle promeuve une forme différente d’enseignement. C’est l’expérimentation que nous allons commencer à mener cette année.

Studio : HighRise, Mexico City, DF. Etudiant : Nicola Montuschi

CREE Comment vas-tu t’y prendre concrètement, puisque cette école ouvre l’été prochain ? 

PZ Nous avons déjà 500 candidats pour 12 places, ce qui démontre à quel point les jeunes gens sont désespérément en quête d’un enseignement gratuit, mais aussi le potentiel de notre projet. La première année sera réellement une expérimentation en pédagogie car nous ne dispenserons pas d’ateliers de projet, il n’y aura pas de notation, ni de rendu. Il s’agira principalement d’une école du soir pour de jeunes diplômés ou des étudiants en fin de master ou en dernière année de licence. Une école parallèle aux écoles existantes, en quelque sorte.  Ce que j’espère, c’est de réussir à faire de cette première année une sorte d’épreuve, de démonstration, afin de pouvoir dès l’année suivante commencer à lever des fonds. Nous pourrions ainsi doubler le nombre d’étudiants, la durée des cours et, selon les règles des structures à but non lucratifs, nous pourrions commencer à rémunérer les volontaires et les enseignants. Sur le long terme, nous aimerions avoir jusqu’à 50 étudiants, possiblement 10 enseignants et un vrai campus, quelque part. Je suis en train d’étudier comment tout cela pourrait être financé principalement de manière philanthropique, avec une mise de fonds pour nous permettre d’avancer. De cette façon, les équipements, les enseignants et l’administration seraient pris en charge. L’étape suivante serait que tout ce qui n’est pas enseignement physique serait de l’ordre de l’entreprise. C’est-à-dire que tout ce que l’école produit, livres, recherches, conférences, publications autour de l’éducation, pourrait être monétisés à un prix abordable. Le modèle est un peu celui des MOOC. Cet argent constituera une forme de don qui permettra de financer l’école. L’objectif à long terme est donc de réussir à mobiliser suffisamment de dons pour financer une formation gratuite en cinq ans en architecture pour cinquante étudiants. Cela coûterait à l’école, pour être dans un cadre économique viable, 1,5 à 2 millions de dollars par an, plus le campus de l’école. Ce qui représente un coût plutôt limité.

 

CREE Et après l’école, quelle serait l’étape suivante ? 

PZ Partant de l’observation de l’économie de l’éducation nous aboutissons à une réflexion sur la philosophie de l’éducation. L’étape qui suivrait l’École libre d’architecture serait ce qu’on pourrait appeler l’Agence libre d’architecture. Il s’agirait d’une structure à but non lucratif qui travaillerait dans les communautés. Une fois que les étudiants seraient diplômés de l’école, ils auraient la possibilité d’être salariés et formés professionnellement pour travailler dans cette agence collaborative qui réaliserait des missions d’architecture dans les quartiers. C’est-à-dire, offrir des services gratuits en architecture à des organisations ou des particuliers qui habituellement n’ont pas les moyens d’avoir recours à un architecte. Cette étape viendrait cinq ans après l’école, environ. L’agence serait structurée de telle manière que les diplômés pourraient y travailler pendant deux ans et préparer en même temps leur examen pour l’obtention de la licence d’exercice. Ce serait donc une sorte d’organisation parapluie qui permettrait la formation professionnelle, la préparation de l’examen de licence d’exercice et idéalement le financement de démarrage d’une petite agence.

 

CREE L’enseignement que tu souhaites mettre en place peut-il, au final, déboucher sur un nouveau type d’agence ? 

PZ L’étape finale de mon projet serait que l’École libre ait des partenariats avec des entreprises et organisations à but lucratif ou non pour investir dans de jeunes agences d’architecture et les aider à démarrer. Certaines réussiraient, d’autres pas, mais cela permettrait d’alimenter le marché de l’architecture avec des agences différentes, travaillant sous différents auspices. Mon espoir ultime est que, à la différence du modèle largement en usage où 200 personnes travaillent dans la même pièce, il serait possible de produire le même type de travail, mais avec 10 agences composées de 5 personnes chacune qui pourraient collaborer sur des projets plus grands. On aurait donc un réseau plus distributif. Je vois tout cela presque comme un modèle organique dans lequel, depuis l’ensemencement jusqu’à la maturation, il y a une série d’étapes qui intègrent un individu d’abord novice, puis qui devient praticien et enfin collaborateur. Le tout sur une vingtaine d’années.

 

CREE Tu as donc aujourd’hui 500 candidats pour 12 places. Comment vas-tu faire la sélection ? 

PZ Pour candidater, nous demandons un texte de positionnement personnel de 800 mots ; pas de dessins, ni portfolio ou équivalent. Ces textes seront lus par un comité de sélection qui choisira d’abord 250 candidats pour descendre à 12. Pour l’instant, il y a quelques impondérables sur lesquels je ne peux intervenir. Par exemple, nous ne pouvons financer les déplacements, ce qui signifie que les candidats doivent séjourner à Los Angeles pendant six semaines. Ils doivent également être architectes ou être dans des champs connexes : paysagisme, design, voire art.

 

CREE Qui fait partie du comité de sélection ? 

PZ Les membres sont William Menking, rédacteur en chef de The Architect’s Newspaper, Mimi Zeiger, critique d’architecture, Stephen Slaughter, enseignant à l’Université de Cincinnati, Dora Epstein Jones, directrice du Design Museum de Los Angeles, l’architecte Nicholas Boyarsky, qui est le fils d’Alvin Boyarsky et une ou deux autres personnes à confirmer. Nous aurons un comité consultatif composé de 10 à 15 personnes, puis un réseau beaucoup plus large sur lequel je vais m’appuyer pour la pédagogie et les programmes.

Studio : High Rise, Mexico City, DF. Etudiant : Nicola Montuschi. Ecole : SCI-ARC

CREE Ce rétrécissement dont tu parles du champ de l’architecture dans les études et la formation des architectes se ressent-il déjà aujourd’hui ? 

PZ Absolument. Les étudiants que je connais qui ne veulent pas être limités par le système en place s’en vont ! Ce que j’observe aussi, c’est qu’en matière de recrutement, les architectes sont soit très jeunes, soit âgés. Il n’y a plus d’architectes entre deux âges parce qu’au moment de la récession, la plupart des architectes en milieu de carrière ont quitté la profession. A Los Angeles, il y a soit de très grandes agences, soit de très petites agences. Ces dernières sont très créatives, mais pas très efficaces, tandis que les premières sont à l’inverse, très efficaces, mais pas très créatives. Il n’y a pas d’agences intermédiaires qui pourraient être efficaces et créatives à la fois.

 

CREE Comment dans ce contexte les jeunes architectes peuvent monter leur agence ? 

PZ Ils doivent enseigner. C’est un cercle vicieux. Les profs enseignent aux futurs enseignants d’enseignants ! Il est possible d’enseigner en ayant une activité créative (avec des expositions, des livres, etc.) et on peut espérer que cela aboutisse parfois à de vrais projets d’architecture. Mais il y a une telle rupture aujourd’hui entre la pratique professionnelle et la pratique académique ; ce sont deux mondes totalement distincts, comme deux formes différentes d’architecture. Je crois en ces deux mondes, c’est pourquoi j’aimerais pouvoir les relier. Cela me paraît fou que le monde académique s’éloigne autant de la pratique professionnelle et qu’il y ait d’autre part une résistance persistante contre les idées dans le monde professionnel. Ce monde est tourné vers l’économie de marché, mais le monde académique l’est aussi en quelque sorte puisque les jeunes enseignants doivent produire des idées pour le marché académique qui vont être utilisées par les écoles pour former les étudiants, tandis que ceux-ci vont ensuite être formés par les agences. C’est un cercle vicieux affreux !

 

CREE Quels seront les enseignants de l’École libre ? 

PZ Bonne question. J’imagine ceux qui ne veulent pas être payés ! (rires) C’est intéressant : plusieurs amis artistes ont proposé d’enseigner, des historiens et critiques d’architecture également. La plupart des architectes qui souhaitent enseigner sont plutôt jeunes, au regard d’architectes plus établis. Par exemple à L.A., aucun de mes confrères de ma génération n’a proposé d’enseigner. Mais étonnamment, plusieurs architectes employés dans des grandes agences sont prêts à enseigner. C’est-à-dire exactement ces architectes dont je parlais qui sont coincés en quelque sorte dans le système. Je suis assez curieux de voir si ces derniers ne seront pas les meilleurs enseignants ! Ce sera donc très intéressant de voir si on peut puiser dans le bassin des grandes agences et si ces architectes seront prêts à donner de leur temps.

 

CREE Pour finir, peux-tu parler de ton parcours ? 

PZ On peut dire que je suis un architecte, enseignant et écrivain. Mon parcours finalement est fortement lié à mes déplacements autour du monde. Selon les standards nord-américains, j’ai plutôt une mentalité internationale. J’ai été confronté à plusieurs modèles éducatifs en architecture, en France, en Amérique Latine, j’ai donc une vision différente de ce qu’une école doit être. En tant que praticien, là encore, je n’ai pas eu un parcours linéaire. Si l’on prend les critères qui définissent un parcours professionnel, je ne suis pas resté parmi les tous petits groupes d’individus qui constituent ce qu’on appelle l’avant-garde ; j’en ai fait partie, puis je l’ai quittée. Je ne suis pas non plus un membre du monde de l’entreprise, mais j’ai certainement quelque chose à y voir parce que j’ai travaillé dans ce milieu. J’ai eu une série d’expériences étranges qui ont provoqué une sorte de réaction. Si je regarde mes confrères, ils sont restés dans le même monde, la même école, les mêmes expositions, les mêmes livres pendant vingt ans. C’est leur focale pour voir le monde. Si je regarde les personnes avec qui j’ai travaillé dans les grandes agences, elles non plus n’ont aucune idée de cet autre monde ; elles ne sont confrontés qu’au monde des affaires et à l’architecture commerciale, aux grands clients, gros honoraires, au recrutement et licenciement, etc. Je comprends ces deux mondes et ironiquement je pense qu’ils ne sont pas si éloignés que cela. Les universitaires ont leur propre langage mystique, leur propre système de croyance sur lequel s’appuyer et qui est très théorique. Or, lorsque je travaillais chez AECOM je me suis rendu compte que le monde de l’entreprise a aussi sa religion interne et son langage et ses mots mystiques, comme synergie qui est tout le temps employé dans les sociétés. Je pense que c’est aussi obscur et étrange que de lire Derrida ! Vraiment ! C’est un système complet de croyance. Ce qui est intéressant, c’est que ces deux mondes sont chacun des cultes et sont très proches sur certains aspects, dans leurs pensées fantastiques, avec leur culte du langage et des images. Ils ont chacun leurs magiciens et sorcières, leur contrôle du dialogue et leurs tentations et ils sont puissants. Ce qui est dommage c’est que beaucoup de gens les suivent tout simplement. Ce que j’espère pouvoir faire avec l’école c’est casser tout cela et permettre aux individus d’élaborer leur propre croyance.

 

Didier Fiuza Faustino, retranscrit par Mary Bartleby