4/7 : Querelle brutaliste : Instagram vs Banham

Cette semaine, Architectures CREE se penche sur le brutalisme, succès architectural de la décennie. Nous avons vu hier comment le terme était défini par les historiens de l’architecture. Voyons à présent ce qu’il recouvre pour les amateurs du brutalisme. Experts et grand public pensent-ils à la même chose quand ils prononcent le mot Brutalisme?

La passion du grand public pour le brutalisme ne s’encombre pas des querelles historiographiques évoquées lors de notre précédent chapitre. Comme le note Oliver Elser dans « SOS Brutalism » « Une nouvelle définition de l’architecture brutaliste est depuis longtemps attendue. Le Brutalisme d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui qu’Alison Smithson, Peter Smithson et Reyner Banham ont introduit dans le discours architectural. (…) L’architecture brutaliste connaît une nouvelle carrière fulgurante sur les réseaux sociaux. À travers Instagram, Facebook et Tumblr, le mot Brutalisme est devenu un synonyme pour n’importe quel bâtiment en béton apparent, sans considération pour sa date de construction, sa localisation ou sa fonction » (1). Donc, Brutalisme = béton brut. la définition revient aux racines du terme, utilisé par Le Corbusier en 1952 pour qualifier la finition approximative du béton de la Cité radieuse. Selon un mécanisme récurrent en histoire de l’art, un terme plutôt péjoratif finit par désigner un style. Aussitôt énoncée, cette définition déduite d’un corpus rassemblée sur Instagram s’avère déjà trop lâche, en dépit de son aspect attrape-tout. Peut-il y avoir une architecture brutaliste en brique? Les villas Jaoul, de Le Corbusier, ou l’école d’Ulm (Max Bill), bâtiments comportant plus de briques que de béton, semblent pourtant mériter l’étiquette. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung qualifia d’ailleurs l’école de Bill de brutaliste à l’époque de sa livraison. Les plaques métalliques embouties, voire la pierre agrafée, ne sont pas non plus absentes des images diffusées sur les réseaux sociaux spécialisés brutalisme, même si la domination du béton reste écrasante. 

Souq Al-Muttaheda / Souq Al Masseel, Kuwait City, Kuwait, 1973–1979. John S. Bonnington Partnership (JSBP) / Kuwait Engineering Office (KEO) © Nelson Garrido

Douce France et brutalisme

Pour empirique qu’il soit, le corpus brutaliste constitué par les réseaux sociaux principalement à partir d’images possède une cohérence certaine. Il montre une prédilection pour la répétition dès lors qu’elle produit une texture de façade, délaisse par contre la répétition d’un type qui serait conçu comme un produit industriel à multiplier, préférant les bâtiments « sculpturaux ». Il faut reconnaître une certaine habilité des brutagrammers à se faufiler entre les pièges morphologiques. Oui à la répétition des logements de l’Alexandra and Ainsworth Estate, non à la Kroutchevskaia logement de masse soviétique ou aux logements répétitifs de la reconstruction française, pourtant baptisée hard-french — expression laissant entendre une certaine rudesse — par un de leur historien fétiche. Il faut garder à l’esprit que le corpus brutaliste est encore en formation, qu’il semble d’abord avoir été défriché par des Anglo-saxons ou des amateurs d’exploration urbaine en virée dans l’ex-bloc communiste. La faible représentation de l’architecture française dans les bibles brutalistes, comme SOS Brutalism, tient sans doute au fait qu’une lecture du patrimoine au prisme de cette catégorie reste à faire. Actuellement, n’émergent comme brutalistes dans l’hexagone que quelques bâtiments de Claude Parent, des travaux des membres de l’AUA ou de l’Atelier de Montrouge. Il est parfaitement légitime d’inclure dans le french brutalism la reconstruction d’Ivry par Renaudie et Gailhoustet, mais pourquoi ne pas aussi intégrer Royan, Flaine, le siège du PCF et du journal l’Humanité de Niemeyer, les orgues de Flandre, les ensembles de Pouillon ou des infrastructures plus difficiles à appréhender, à l’image de la gare de Lyon Perrache, ou des bâtiments plus récents tel le ministère des finances de Chemetov? Les travaux d’autre ex-membres de l’AUA pourraient y figurer de droit. Nouveau continent, le brutalisme reste encore largement a découvrir. 

Gosstroy Residential Building, Baku, Aserbaijan, 1975. Alexander Belokon / V. Sulimova © Simona Rota
New City Hall, Pforzheim, Germany, 1962–1973. Rudolf Prenzel © Felix Torkar

 

Une esthétique ou une éthique?

La définition du brutalisme étant tellement lâche, faut-il encore employer le terme? Le livre de Banham était déjà l’acte de décès du  « mouvement », qui avait perdu son étique en devenant esthétique, devenant, pour paraphraser Anatole Kopp, plus un style qu’une cause. « Vous ne pouvez pas abandonner à la légère un terme aussi bien établi. Il possède une valeur historique. Mais il doit être employé dans son sens étroit. C’est ce qui arrive toujours avec les “Styles”. Ils ont été introduit comme terme de combat, à l’instar du “Style International” lancé par le Musée d’art moderne de New York (MoMA) en 1932, dans le cadre d’une campagne de propagande visant à orienter le modernisme dans une certaine direction. De là, le terme a vécu sa propre vie. Dans le cas du brutalisme, nous pourrions peut-être parler d’une production plus ample, un ensemble de variation modernistes que l’on pourrait appeler “brutalisation de l’architecture” » explique Jean-Louis Cohen (2). Au delà du béton brut, Oliver Elser relève quelques caractéristiques offrant le plus petit dénominateur commun du brutalisme : principalement des bâtiments publics, adaptant le modernisme au contexte culturel local. « A l’inverse du style international, le brutalisme était plutôt un style interrégional ou néorégional (…), simultanément régional et global, c’est l’architecture des nations en construction ». Ce qui explique qu’on le rencontre aussi bien dans des pays en reconstruction après la Seconde Guerre mondiale ou après les catastrophes naturelles (tremblement de terre de Skopje), l’édification des nations socialistes ou des pays récemment décolonisés, ou en cours de modernisation. Et qui laisse  à penser que le public perçoit les messages cachés derrière l’esthétique.  Finalement, le brutalisme serait-il encore une éthique, avant d’être une esthétique?_ Olivier Namias

Ben Gurion University Campus, Be’er Sheva, Israel, 1968– 1995. Avraham Yasky / Yaakov Gil / Ada Karmi-Melamed / Bracha and Michael Hayutin /Nadler Nadler Bixon Gil / Amnon Niv and Rafi Reifer / Ram Karmi, Chaim Ketzef, Ben Peleg © Gili Merin
Holy Trinity Church, Wien-Mauer, Austria, 1971–1976. Fritz Wotruba © Wolfgang Leeb

 

(1) Oliver Elser, « Just what is it that makes Brutalism Today so appealing ? A new definition from an international perspective », SOS Brutalism – A Global Survey, Deutsches Architekturmuseum/Wüstenrot Foundation/Park Books, 2017. 

(2) Jean-Louis Cohen,  « Western Europe : Beyond Great Britain: Proto-Brutalism and the French Situation », SOS Brutalism — A Global Survey, Deutsches Architekturmuseum/Wüstenrot Foundation/Park Books, 2017. 

(3) Olivier Elser, SOS Brutalism, op. cit., p.16

Demain : le Brutalisme : style révolu ou projet futur?

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