Collectionneur d’art et galeriste renommé de l’après-guerre, Louis Carré avait offert en cadeau à sa femme Olga une villa. Visionnaire en art comme en architecture, il en avait confié la conception à Alvar Aalto, qui signait là sa seule œuvre en France. On raconte qu’il songea à faire appel à Le Corbusier, mais redoutait « son côté béton ». Il y a 57 ans, Louis Carré donna une garden-party en l’honneur de son architecte, dans sa villa tout juste achevée. Olga occupera les lieux après la mort de son mari, jusqu’à son décès en 2002. À partir de 2006, une association fait vivre le bâtiment, en organisant différents événements autour de l’art et de l’architecture. Elle présente jusqu’au 3 septembre prochain La politesse de Wassermann, une exposition de l’artiste Laëtitia Badaut Haussmann. L’événement s’inscrit dans un cycle d’exposition établissant un dialogue entre architectures iconiques et art contemporain lancé à l’initiative du Lab’Bel, fondation du groupe Bel (1).



Overlook Villa
Il y a une dimension médiumnique dans l’intervention de cette jeune artiste, qui lie ses œuvres à l’intimité des Carré, aux histoires et microtragédies qu’ont vécu le couple. Dans les armoires de linges, les tiroirs renfermant les tubes de rouge à lèvres, Badaut Haussmann sent encore partout la présence des anciens occupants, qui habitent encore les murs quinze ans après leur départ. Une maison habitée, voir hantée, et si la maison Carré n’est pas l’Overlook hôtel qui servit de décor au film Shining, et si elle se tient à deux pas de la maison de Jean Monnet mais n’est sûrement pas construite sur un cimetière indien, Badaut Haussmann nous fait entendre les tintements des verres des évènements mondains dont la villa a pu être le théâtre. Les acteurs de cette pièce ne seront pas découpés à la hache, à l’inverse des personnages du long métrage de Kubrick, et ne finiront pas non plus congelés dans le jardin. Reste une propension de l’artiste à instiller dans la mécanique bien huilée des boiseries finlandaises d’Aalto une dimension plus globuleuse, un soupçon de trash amené par la présence de James G. Balard. Le titre de l’exposition est un emprunt direct à une nouvelle de l’écrivain anglais, tirée de « La foire aux atrocités ». Selon l’artiste « ce roman expérimental dont la lecture, selon son auteur, pourrait être commencé par la fin, est un voyage à travers l’inconscient américain. Construit de manière fragmentaire, il est aussi un rêve travesti en cauchemar ».




Aalto, Ballard, Hefner
La confrontation de l’écrivain anglais, auteur de Crash, IGH, roman où l’on devine en toile de fond un environnement architectural brutaliste, avec Alvar Aalto, son architecture entretenant un rapport fusionnel avec la nature, introduit une distance à l’œuvre de l’architecte finlandais. La référence au magazine Playboy, d’Hugh Hefner, en apporte une seconde. On sait grâce aux travaux de Beatriz Colomina que l’« univers Playboy » (2) a finalement plus à voir avec la constitution de l’habitacle moderne pour célibataire amateur de design — le Playboy Pad — qu’avec l’exhibition de naïades dénudées, qui ne sont finalement qu’un attribut de la consommation. Laëtitia Badaut Haussmann a fait inscrire sur le vitrage bordant l’entrée la maxime gravée près de la sonnette du manoir d’Hefner, la quintessence du Playboy Pad : « si non oscillas, noli tintinnare » (si vous ne swinguez pas, ne sonnez pas). Au-delà de la référence à Hefner, Badaut Haussmann interroge le désir d’habitat en reproduisant des photographies tirées du magazine Maisons Françaises. Du house porn, donc, mis en parallèle avec la perfection architecturale de l’univers d’Aalto.




Réminiscences
Souvent déroutante dans ses formes, La politesse de Wassermann invite à une visite mentale de la villa d’Aalto, dans des dimensions de l’habiter qui se plaquent sur un ordre spatial réglé au millimètre. Le dispositif fait émerger des réminiscences des relations, des correspondances géographiques aux dimensions traumatiques : la piscine, construite dans une deuxième phase, rappel douloureux de la noyade de la fille unique du couple Carré. Moins tragique, l’alignement des tabourets dans le salon reproduisant l’alignement des assises dans la salle de conférence de la bibliothèque de Viipurri, construite entre 1933 et 1935 par Aalto. Devenue soviétique après la guerre, la bibliothèque a été rénovée après une longue période de dégradation. Une exposition à visiter en chaussant ses lunettes de médium, rappelant que l’architecture est aussi « cosa mentale ».




(1) L’exposition de Bazoche-sur-Guyonne a été précédée en 2011 d’une exposition de l’artiste Stefan Brüggemann au Pavillon de Barcelone de Mies Van der Rohe, et en 2014 d’une exposition d’Haroon Mirza à la Villa Savoye.
(2) Cf. L’univers Playboy, Beatriz Colomina, éditions B2, 2016
©Martin Argyroglo – Labbel 2017
Olivier Namias
Plus d’informations sur l’exposition dans l’agenda : La politesse de Wassermann à la maison Louis Carré